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09 octobre 2015

Philosophie minuscule 1

 Chercher midi à quatorze heures

    Midi est midi. Pourquoi le chercher à une autre place sur le cadran des heures où s’inscrivent les repères de notre temps, de ce temps tel que nous avons choisi de le baliser et de le formuler ? Quête insensée que celle-là : quand il est quatorze heures il n’est pas midi.

Pourtant, ce n’est pas folie. Ce midi n’est pas absolu : il ne coïncide pas toujours avec le milieu du jour et le soleil à son zénith. Selon les saisons, et selon les changements d’heures, midi est plus ou moins le midi. Deux heures de décalage, ce n’est pas grand chose, et il n’est pas déraisonnable alors de prétendre trouver midi à quatorze heures.


    Ce midi qui semble faire autorité  garde donc un caractère relatif. Quand il est midi à une horloge, nous savons bien qu’il est toutes les heures quelque part sur la planète. Les fuseaux et décalages horaires sont là pour nous rappeler qu’il est chaque heure à tout moment, relativement au lieu où l’on se trouve. Trouver midi à quatorze heures ? Il suffit pour cela de deux fuseaux horaires, autrement dit presque rien avec les moyens de transport modernes. A cet égard la formule semble désuète. La vitesse de nos déplacements gagnée par les progrès de la technique devrait nous inciter à augmenter l’écart signifiant. Soyons vraiment fous, demandons l’impossible : cherchons midi… à minuit.

En téléphonant à l’autre bout du monde, nos appareils mobiles, autres avatars de la modernité technique, nous transportent, au moins par la voix, de l’autre  côté du cadran. Et les écrans de la télé nous permettent depuis longtemps d’être ici, tout en voyant là-bas. En plein soleil en pleine nuit. Par sa connectivité planétaire et permanente, Internet renforce ce sentiment d’ubiquité, au moins virtuelle.

         Mon corps, cependant, résiste. Je ne peux pas être ici et là. Mon présent se mesure absolument, physiquement. L’homme n’est pas un être dématérialisé. Mon midi, c’est l’heure où je suis, là où je vis. Marque artificielle d’un temps infini, mais marque indispensable d’un temps qui m’est compté.

Chercher une autre heure (la quatorzième par exemple) c’est peut-être en effet, comme le signifie généralement l’expression, chercher la complication, être en décalage inutilement. Mais pourquoi ne pas y déceler, plutôt que le symptôme d’un esprit torturé, la vertu d’un esprit anticonformiste ? Pourquoi accepter servilement la tyrannie des heures ? Et si j’ai envie, moi, qu’il soit midi plutôt que quatorze heures ! Etre à contretemps, n’est-ce pas le début de la conquête d’une nouvelle liberté ?

Si l’on conserve cependant à la formule sa critique implicite, cet éloge de la simplicité  peut se lire comme une forme d’épicurisme : le fameux carpe diem1 devient ici cueillir le plaisir du midi et ne pas chercher autre chose que la plénitude de l’instant. Si midi est l’heure la plus exquise, zénith idéal, temps comme suspendu en ce point du milieu, alors il s’agit peut-être aussi de vouloir que chaque heure lui ressemble. En bon vivant épicurien je peux désirer que chaque heure soit comme celle-là. Sagesse ? A condition de ne pas oublier que midi est unique. Il n’est pas sage de refuser le temps qui passe. Il me faut accepter que les heures s’égrènent.

La quatorzième heure n’est plus la douzième. Déjà le soleil décline. Déjà s’annoncent les heures suivantes, rapides, qui me poussent vers le soir. Déjà je bascule de l’autre côté du jour. Cette heure là n’est plus zénithale mais elle a sa valeur, sa saveur unique elle aussi, que je dois goûter pleinement. « Il est midi, le jour lui-même est en balance » écrit Camus dans L’été2. A quatorze heures je ne cherche pas midi, non pas parce que je suis un être uniquement rationnel, non pas parce que je ne veux pas me compliquer la vie, mais tout simplement  parce que je l’ai déjà trouvé.

 

1. Carpe diem quam minimum credula postero est une locution latine extraite d'un poème de

Horace (65-8 avt JC) que l'on traduit en français par : « Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain »

2. Camus (1913-1960)  L’été (1939) in Noces suivies de L’été (réédition 1953)

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