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18 décembre 2019

Chimères

Que reste-t-il quand tout est emporté ?

Tout ne disparaît pas, il subsiste dans l’air des cordes invisibles qui gardent la mémoire de tout ce qui s’en va. Elles vibrent partout mais nous, pauvres humains, nous ne connaissons pas la bonne longueur d‘onde. Nous n’avons pas non plus les antennes adéquates. Nos oreilles sont sourdes à cette musique, et nul autre organe ne capte ces messages. Si c’est un créateur qui nous a conçus, pourquoi n’a-t-il rien prévu ? L’ a-t-il fait tout exprès ? A-t-il vraiment voulu toujours nous voir, nous les pauvres vivants, tendre toutes nos forces vers un ciel qui jamais ne nous répond ? Condamnés à errer, en quête de consolations, d’un signe improbable à un espoir déçu…

Pour moi, et j’en suis sûr, le Rien n’existe pas. Nombreux sont mes camarades de pensée qui m’en ont convaincu : tout ce qui a vécu vivra. Je me souviens de ce cher Denis Diderot qui imaginait le jour où ses molécules pourraient bien retrouver celles de son amante dissoute. Ou Charles Baudelaire songeant devant une charogne à la forme et à l’essence divine de ses « amours décomposés ». Ou encore, Béroul le moyen-ageux racontant la ronce qui jaillit de la tombe de Tristan pour s’enfoncer dans celle d’Yseult. Et mon ami vénitien Giuseppe Casanova qui écrit : « Je baise l’air, croyant que tu y es ».

Les sceptiques diront : tout cela n’est qu’une belle illusion. Que valent ces amours disparus sans corps et sans esprit ? Comment imaginer la vie après la vie sans tomber dans le puits de la croyance vaine ? Le doute est essentiel et nous maintient penchés entre deux vérités plutôt que droit perché sur une certitude. Pourvu qu’elle ne mène ni vers un Dieu tyran, ni vers la foi guerrière, il n’est pas interdit de suivre une chimère.

La mienne est celle-là : nul paradis, nul enfer, juste de la matière qui change de registre. Des formes se défont et puis se recomposent. Derrière sa façade d’horloge bien réglée, l’univers est toujours un grand chambardement d’où viennent ces vibrations qui sont autour de nous sans que nous le sachions.

Que dire alors des mots que nous lançons dans l’air ?
Ils vont vivre toujours puisqu’ils n’existent pas. Chacun est immortel. Il faut bien les choisir. Soignons les avant de s’en aller : ils seront nos éternels messagers.

Je ne suis qu’un modeste disciple de la muse poésie. Les mots sont la matière dont je sculpte des formes. J‘émets une hypothèse. Si vous recevez quelques uns de mes mots comme une balle attrapée, c’est un jeu, ou une fleur cueillie, c’est un don, et que vous les gardez dans votre cœur, dans votre tête, ou même seulement dans vos mains, si vous les emmenez dans vos vies, même par mégarde, même sans vous rendre compte qu’ils vous sont accrochés, j’aime imaginer, autre chimère bien innocente, qu’ils vibreront eux aussi dans le silence et qu’un jour lointain un autre pauvre humain enfermé dans son corps recevra par les formes décomposées de ces molécules de mots de la matière pour sa pensée, de l’énergie pour son existence.

Alors je vous en prie, amis qui m’écoutez, prenez et gardez tout. Mes mots, mes phrases, emportez les. C’est ce que j’ai fait de mieux. Qu’ils soient vos compagnons dans l’obscurité de la mélancolie ou dans la lumière de la joie, sur vos sommets de plénitude comme dans vos traversées du vide, dans l’éreintement ou dans l’extase. Et peut-être quelquefois en leur donnant ainsi une nouvelle vie, vous vous souviendrez d’un petit poète chimérique qui croyait, pure folie, à l’éternité de la poésie.

Ive
16 décembre 2019

11:44 Publié dans Poèmes | Lien permanent | Commentaires (0)

Le désir de désert

Déserter.
Partir vers les marges blanches ou ocres, de sable ou de sel, les terres inhabitées où l’homme ne fait que passer.
Avancer lentement vers les horizons courbes des grandes dunes aux lignes pures.
Traverser les plaines plus que vastes, aux mille nuances de gris.
Entrer dans un espace sans limites que l’homme ne fait qu’effleurer.
Caresser la terre avec nos pas, la peau du monde sous laquelle bat son cœur volcan.
Retrouver les étoiles dans la nuit absolue, me faire un drap de la voûte céleste, me vêtir de vent, goûter au silence oublié.

Je veux déserter.
Je veux fuir la laideur des cités, leurs cris, leurs fausses lumières, leurs regards mornes.
Je veux quitter tous les champs de bataille, abandonner tous les combats, le cercle infernal des vindictes et des vanités.
Je veux laisser derrière moi mes pensées obscures et mes ambitions inutiles.
Je veux me dépouiller, m’alléger, toucher aux racines du ciel.
Je veux tendre vers l’infini en laissant mon esprit flotter dans la solitude, chercher l’invisible derrière le mur de mon regard.
Je veux marcher dans l’immensité pour soupeser mon âme.

Je déserterai.
Je laisserai derrière moi la foule et la folie des hommes.
Je penserai à mes semblables, à mes faux-frères et à mes vrais amis.
Je me souviendrai de mes errances, de mes frottements à la dureté des sentiments et aux douceurs passagères.
Je sourirai de mes danses futiles et mes bonheurs intermittents.
Je songerai à mes amours, au temps de la légèreté, au temps des trahisons, au temps des corps à corps comme autant de victoires sur le temps qui passe.
Je me transporterai au paradis de mon enfance et je me redirai les histoires qu’on me racontait.

Je partirai.
Et même dans ce désert désiré je ne trouverai pas la paix.
Je partirai vers un faux néant qui ne me comblera pas.
Je partirai.
Pour revenir.

Ive
4 décembre 2019

11:41 Publié dans Poèmes | Lien permanent | Commentaires (0)

Le sage et l'oiselle (fable)

Le corps est las, hélas ! Voyez ces cicatrices sur ma peau : ce sont des éclats de vivre qui ont laissé leurs signatures. Voyez ces sillons au bord de mes yeux : ce sont mes nuits trop brèves qui les ont dessinés sur mes tempes. Ecoutez mon cœur : il bat au rythme irrégulier des journées trop chaotiques. Mon ventre garde la mémoire des coups d’épée de l’anxiété. Mon dos reste chargé du poids des douleurs et des deuils. Voyez ce corps fatigué, ce visage où s’inscrivent les marques de tous les jours trop passés.

Le maître me fait la leçon. "Tout s’use et surtout si tu abuses. Tu creuses tes rides et ton tombeau." Paroles d’ascète, sentences du sage, qui trépasse juste après. A quoi sert de s’épargner puisqu’on est condamnés ?

Pour mon repos non éternel je pars m’allonger sous le ciel. Un oiseau plane à ma verticale. Ou bien est-ce une oiselle ? J’écoute son chant. C’est une ode à la manière ancienne, un blason.

"Voyez la finesse de ces attaches, et la sveltesse de ces membres. Voyez la couleur dans son regard et la gourmandise sur ses lèvres. Voyez la rondeur de ses fesses, le galbe de ses jambes, et les boucles qui couronnent encore son auguste crâne. Voyez cette allure sans âge, cette fière posture. Quelle silhouette, mazette !"

Serait-ce un planeur ricaneur ? J’ouvre ma large bouche et je dis au flatteur : « Grand merci, bel oiseau, mais vous en dites trop ». Je n’en pense pas un mot. Je rentre le ventre en serrant les abdos. Il n’a rien dit de mon cerveau.

Il a suffi de quelques mots. Je me remets en marche, toute fatigue oubliée. Un pied devant l’autre. Je ne me lasse pas de cette vieille mécanique bien huilée. Le volatile en couleurs qui a dit mon corps beau continue de voler au-dessus de ma tête. Je distingue un chant nouveau, juste une trille, un seul refrain repris à tire d’ailes. Que me dis-tu, mon bel oiseau ? Je m’arrête au coin du paysage pour l’écouter. Mon ouïe est restée fine :
« Mieux vaut s’user que se rouiller». Quelle bonne nouvelle ! Je repense à mon maître figé dans son tombeau. Ma main gauche tremble un peu. C'est la faute à mon cerveau.

Je scrute encore le ciel. C’est une oiselle ! Et si je m’envolais vers elle ? J'ouvre les bras. Ca ne suffit pas. Je n'ai pas d'ailes. Mais je souris. J'ai trouvé une autre manière de creuser mes rides.

Ive
7/9 décembre 2019

11:41 Publié dans Poèmes | Lien permanent | Commentaires (0)