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10 mai 2006

Images je vous hais !



Je dis "image"... et aussitôt je me perds dans un mot sans frontières, dans un continent trop vaste où je m'égare. Image est un labyrinthe, un terme piège, d'une séduisante simplicité et d'une traitreuse complexité.

Parmi les nombreux déguisements de ce mot forcement pluriel, choisissons le plus simple. Quand je dis "image", ici et maintenant, à quoi est-ce que je pense d'abord ? A un objet technique, un support visuel, qui aujourd'hui se décline avec toujours plus de facilités pour toujours plus de spectateurs.
Alors balisons d'abord le terrain dans lequel se produit le geste artistique.

Est-il possible de réflechir à la notion d'image et à la nature de l'art sans rappeler que jamais l'humanité n'a autant produit et diffusé d'objets visuels ? Autrement dit, peut-on encore parler de l'image dans la peinture, par exemple, sans tenir compte du film Titanic ou des photos des top models ? Peut-on décrire l'image mentale en négligeant les affiches de nos rues et les sitcoms télé, les jeux vidéos et Walt Disney ? Je crois fondamentalement que non.

*


Omniprésente, omnipotente, l'image est une reine obèse au visage d'ange. Notre société est un grand fourbi visuel.

Les images électroniques et leurs déclinaisons sur papier sont devenues l'ultime opium du peuple, la drogue absolue, la religion planétaire. Des somnifères pour civilisations infantiles, des machines à dégraisser l'intelligence et à engraisser les multinationales.

Dans leur prolifération, elles engendrent toutes les confusions . Elles aliénent l'individu dans l'uniformisation des comportements et des cultures. Elles instituent le degré zéro de la pensée qu'elles diffusent en boucle dans des écrans pleins de vide. Elles confisquent l'imaginaire des enfants sous le regard abêti des adultes consentants et vieillis avant l'âge par leur regard éteint devant leurs télés allumées. Elles favorisent le mimétisme et la réaction primaire, elles bombardent l'hémisphère droit d'émotions pulsionnelles, et transforment le cerveau en un flipper fou. Chaque jour, ils sont d'ailleurs nombreux à faire tilt, au mieux épileptiques, au pire, tueurs précoces. Narcisse, se reflétant dans l'écran, se suicide devant sa télé, et par-dessus son cadavre on entend les rires enregistrés d'un feuilleton débile.

Le sociologue Pierre Bourdieu lui-même en convient : " Par son ampleur, son poids tout à fait extraordinaire, la télévision produit des effets qui, bien qu'ils ne soient pas sans précédents, sont tout à fait inédits".

Longtemps, l'homme a cru être au centre de l'univers. Copernic et Galilée nous ont tiré de cette erreur en nous apprenant notre place dans la galaxie. Dans la découverte du mouvement de notre planète, nous avons à la fois perdu un dogme religieux et gagné une liberté de penser. Nous avons appelé cela une "Renaissance". Plus de centre, mais l'expansion infinie d'un univers sidéral qui nous échappe. Les images des hommes se sont transformées parce que leur vision du monde était transformée. Aujourd'hui que nous disent nos images de notre rapport au monde ?

A observer la relation hypnotique, hallucinogène, que les sociétés développées entretiennent avec leurs images, on a le sentiment que le centre du monde est désormais là : dans l'écran. La religion cathodique ne cesse de faire des prosélytes, et ses icônes éphémères aveuglent les disciples dociles qui ne savent plus, désormais, voir ailleurs ou voir plus loin que le bout de leur écran de plus en plus plat.

On ne construit plus de cathédrales, mais les temples s'appellent complexes cinématographiques, et dans notre ciel les satellites sont les apôtres des grands prêtres mercantiles. Plus de croix dans les maisons, mais des antennes sur tous les toits. Plus de paraboles évangéliques, mais des paraboles sur tous les balcons. Plus de Bibles, des programmes télé. Plus de dieux, mais des stars.
Rien n'a changé, au fond, mais tout s'est déplacé. Au Moyen-Age notre ancêtre ne voyait des images qu'à l'église. Aujourd'hui l'église est à la maison, la messe est à 20h.

La télécommande zappe le monde entier à la vitesse de la lumière. Rien n'échappe à "la vidéosphère" : dans quelques années Microsoft remplacera peut-être l'Education Nationale...

Vidéo, ou scope : les deux radicaux les plus célèbres de notre fin de siècle veulent dire voir.
Dans les grands magasins, sur des murs d'écrans, les visages sans vie de clones maquillés se multiplient jusqu'à la nausée ou jusqu'à l'hystérie. De la naissance jusqu'à la mort nous voici cernés par des images dévoreuses d'espace et de temps. Plus de paysages mais des supports... publicitaires. Jamais d'interruption, mais des pauses... publicitaires.Dieu est argent, l'image est son meilleur prophète.

Personne ne peut se soustraire à cette tyrannie du visible. Le regardeur le plus indifférent est lui-même transformé en images. Attention vous êtes filmés, vous êtes photographiés : agression médiatique dans la vie privée, camescope rivé sur l'œil du touriste, vidéosurveillance... Ajoutez une caméra à votre ordinateur avec modem, et vous voilà visible à tout moment sur internet par tous les cybernautes.

Pour exister il faut être vu. Pour le croire, il faut le voir. Et l'on cesse de s'interroger sur la validité de ce qui est montré, bercé par ce flot incessant d'images. Gouvernés par l'émotion préfabriquée et l'instantanéité, ameutés par d'inépuisables images sous tous les angles, nous nous apitoyons sur une princesse photogénique, ou nous nous posons longuement, après ralentis et arrêts sur image, quelques questions fondamentales, comme par exemple : " Y avait-il pénalty, ou non ?".

Pour une image, nous voilà prêt à toutes les bassesses, à toutes les compromissions.
Pour être heureux, vivons célèbre. Etre célèbre c'est être vu, et pour être vu tous les moyens sont bons. Faut-il tourner une roue ? Je tourne la roue. Faut-il applaudir une pitrerie parce qu'on me dit d'applaudir ? J'applaudis. Me faut-il renier toute intelligence ? Je renie. Faut-il flatter ? Je flatte. Quel est le but suprême de toutes ces soumissions ? Etre enfin dans l'image et non plus seulement devant.
Cardans l'image, c'est le paradis de cette religion, le nirvana, l'incarnation absolue dans la désintégration électronique. Le Saint-Graal, c'est le Millionnaire : l'argent, oui, mais en plus, on passe à la télé...

On veut être roi au royaume de l'ultraconsommation, on est la grenouille qui veut être aussi grosse que le bœuf, on suit à qui mieux mieux les modes qui nous gouvernent... Et pendant ce temps, les maîtres des images, qui sont les maîtres du monde, prospèrent sur la passivité de ces masses serviles.

Car le pluriel visuel est dominé par l'économie la plus puissante, qui a érigé le divertissement made in USA en standart mondial. Derrière la surabondance des images se profile un idéal global, informulé mais terriblement efficace. Violence, fric, frime, sont quelques unes des valeurs données en pâture à notre troupeau de moutons qui broute de l'image à s'en faire pêter l'estomac dans une béatitude bélante .

Esclaves, vous êtes libres ! Choisissez votre chaîne...

Images, je vous hais !

*

Il suffirait peut-être, pour apaiser notre âme rebelle, de renoncer totalement aux images.

Mais un monde sans images est souvent aujourd'hui un monde clos. Un monde sans lumière est un monde barbare. Là où l'on traque les images, celles des artistes comme celles des journalistes, par exemple, c'est un intégrisme qui guette, un totalitarisme qui se profile.

La quantité d'images va habituellement de pair avec le développement économique et l'avancée de la démocratie. Une démocratie livrée aux simplifications du langage et de la pensée, aux grossiers effets visuels, aux chocs des photos et à leurs mystifications. Un développement fondé sur une pensée libérale qui fait de l'économie une science inhumaine.
Alors, certes, nous n'oublions pas ce que nous leur devons. Mais penser, c'est dire non.

Le dénuement peut aussi être volontaire. Partir pour un désert, une lande solitaire, une île vierge... S'enfermer dans une cellule, un cloître, un monastère...
Dans les abbayes cisterciennes, par exemple, on ne trouvait ni couleur, ni trait, ni figuration. Des murs nus dans la lumière. Et la laine même du vêtement monacal ne devait pas être souillée par la teinture... Pourquoi tant de renoncements? Pour aller vers quelque chose d'invisible et d'indicible.

Car l'essentiel, oui, est probablement là, derrière les apparences de l'icône. Au-delà de toute représentation. L'essentiel se passe de matière :" L'image est matière" écrit Michel Tournier dans son roman La goutte d'or " le signe est esprit".
Mais il n'est pas certain que nous soyons prêts pour le silence et pour l'absence. Nous ne voulons pas déserter la foule de nos semblables. Ce monde est le nôtre. C'est ici que nous voulons vivre et agir.

Il ne s'agit donc pas d'être iconoclaste, mais au moins de s'interroger sur la nature de nos images, et sur la relation que nous entretenons avec elles.

*

L'art ne sort évidemment pas indemne de ces révolutions technologiques et de cette évolution sociologique : il se noie peu à peu dans un océan d'images...

Fondues dans la masse, passées à la moulinette de la reproduction, rétamées par les duplications, les œuvres deviennent des images d'œuvres. La peinture ? En CD ROM. Les photos ? En cartes postales. La matérialité de l'œuvre disparait dans des musées virtuels sur internet. Dans les musées réels, les tableaux perdent leur sens dans un tourisme culturel qui anihile tout jugement personnel : chaque jour 25000 personnes se pressent devant une vitre... qui protège La Joconde.

D'ailleurs, dans ce déballage quotidien d'objets visuels plus ou moins identifiés, peut-on encore seulement parler d'art ? Vermeer est sur des pots de yaourt, Monet sur des posters, Picasso sur des tee-shirts, Van Gogh sur des cravates. En 1989 le centre Beaubourg proposait une grande exposition intitulée Art et Publicité...

Tout en se diluant progressivement dans cette civilisation de l'image initiée par l'invention de la photographie, l'art a passé le siècle à essayer de se redéfinir par négations successives. De Magritte (ceci n'est pas une pipe) à Duchamp (ceci n'est pas un urinoir), de Cézanne (ceci n'est pas une pomme) à Warhol (ceci n'est pas une boîte de soupe Campbells), de récupérations en détournements, de traditions écroulées en modernités successives, l'art a néanmoins toujours rejailli de ses propres cendres, phénix protéiforme qui se moque de ses bourreaux : "L'art, disait Jean Dubuffet, ne vient pas coucher dans les lits qu'on a faits pour lui : il se sauve aussitôt qu'on prononce son nom. Ce qu'il aime, c'est l'incognito, ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s'appelle".

L'art n'a donc plus de nom. Mais à la manière du rusé Ulysse qui trompa le cyclope en lui disant : "Mon nom est personne". Personne s'échappe, et Ulysse continue son voyage

De la même manière, l'art nous dit : " Je suis nulle part " ou bien " Je suis partout". Et nous, comme le cyclope, avec notre gros œil en guise de cerveau, nous le croyons, nous croyons qu'il s'appelle en effet "nulle part" ou "partout", et nous le laissons s'enfuir. Alors comment le reconnaître la prochaine fois ?

Dans un ouvrage récent paru aux Editions Muntaner et concernant
l'œuvre de Pierre Soulages, l'historien Georges Duby écrit : " L'art est une clé. Sa fonction première est de signifier l'indicible. Pour un dépassement, pour le franchissement d'un seuil. Pour progresser de quelques pas par-delà l'écran des vanités perceptibles. Pour prendre assurance sur ce qui est moins vacillant. Pour, un moment, surmonter la difficulté de vivre."

Plus que jamais, aujourd'hui, au royaume de tous les simulacres, de toutes les simulations, l'identité de l'art se dévoile dans sa mission. Dis-moi ce que tu sers, je te dirai qui tu es. Chaque image, alors, se révèle. Des images, oui, mais pour quoi faire ? Je cite encore Georges Duby : "l'art est un des instruments d'une découverte. Il permet l'approche d'une réalité transcendante, ordinairement cachée sous le tissu des perceptions"

L'art déplace l'image de l'extérieur vers l'intérieur de soi. Et à l'intérieur, le continent s'élargit encore :"Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini" dit Rousseau dansL'Emile. En pénétrant dans ce nouveau labyrinthe, l'image visible s'efface ou se transforme, nourrit le langage et la mémoire, ou sécréte à son tour d'autres images dans un mouvement incessant qui fonde notre pensée inconsciente, et fait vibrer les cordes sensibles de notre conscience.

L'art, ce serait donc une image que chacun peut s'approprier (une surface) mais que personne n'épuise (une profondeur). L'œuvre s'offre comme un miroir et une énigme, et je peux l'investir de ma propre vie intime et la prolonger dans mon imaginaire.

Dans le flux visuel que notre époque affectionne, l'art est une image qui résiste... Qui résiste à son temps tout en l'exprimant, qui résiste à l'interprétation tout en la stimulant. Un mouton qui sort du troupeau. Une image pour être libre. Une image pour vivre et non pour oublier de vivre.

Refusons la tyrannie des images préfabriquées pour mieux aller vers celles que nous choisissons vraiment de goûter. Un verbe magnifique qui veut dire à la fois essayer, déguster, savourer, estimer, apprécier, aimer.
Approchons-les, comme les hommes de Lascaux ou de Cosquer, pour croire un peu apprivoiser le monde.
Recueillons les comme les collections de l'enfance : galets, coquillages, insectes morts, fleurs séchées... L'art, ce serait aussi mettre en commun ces petits trésors que nous volons à la mort.

J'ai voulu donc simplement militer ici quelques instants pour une reconquête de soi par une reconquête de nos images. Je crois que nous sommes en train d'être dépossédés de ce que nous sommes, de notre être profond, nous sommes dépossédés par envahissement... La plupart des images que l'on nous propose ne font que remplir les territoires désertés du langage, de l'écrit, de la pensée. Elles occupent le terrain. Elles peuplent mal notre solitude fondamentale, elles s'attaquent à notre originalité et à notre autonomie. Elles font semblant de s'occuper de nous. Mais elles nous distraient de l'essentiel.
Ces images arrogantes et clinquantes qui s'exhibent dans de fausses lumières ne nous laissent plus le temps de contempler vraiment quelques unes d'entre elles, de celles que, très ordinaires ou très extraordinaires, minuscules ou majuscules, beaux arts ou bas arts (pour reprendre l'expression de Yves Michaux), nous pouvons cotoyer sans nous lasser, en faire des compagnes. Et qui ne soient ni les images saintes d'une religion de l'art, ni les images prostituées d'un audimat maquereau...

On nous dira peut-être un jour : l'art est mort, circulez, y'a tout à voir !
Mais ce qui ne peut pas mourir, c'est le désir d'art, et avec lui le désir d'intensité, de densité, de connaissance, de conscience. Désir d'art qui doit être comme un désir d'amour, et qui est aussi désir de dépassement du désir... Car ce qui existe vraiment c'est peut-être ce que l'on ne voit pas.

*

Dans Les Nourritures Terrestres Gide s'adresse à son lecteur : " Que l'important soit dans ton regard, non dans la chose regardée".
Entre voir et regarder, il y a encore un continent d'écart. L'un est la simple conséquence de nos yeux ouverts. L'autre est une attitude qui concilie sensations et raison, instinct et savoir, corps et esprit.
Si voir est pornographique, regarder est érotique. Au plaisir du voyeur préférons le bonheur de l'amant... La qualité du désir se trame entre le visible et le caché.

" Trop d'images tue l'Image" dit Régis Debray.
Dans un monde qui vénère la quantité, je crois qu'il est urgent de réinventer chaque jour une qualité de regard. C'est à cela que les artistes nous invitent.

"Si l'homme ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut la peine d'être regardé" s'exclame le poète, René Char.

Il y a des images pour faire, et des images pour être.
Il y a un temps pour faire et un temps pour être.
Un temps pour la matière, et un temps pour l'esprit.

J'emprunte encore à la poésie de René Char : "L'image scintille éternelle, quand elle a dépassé l'être et le temps" .

Entre le visible et l'indicible, entre la présence et l'absence, entre la mémoire et l'oubli, l'image est alors une passerelle incertaine que nous empruntons sans autre bagage que notre abandon à la vie et la fragilité de nos œuvres.

Images, je vous aime!


Yves Gerbal, 1998

11:00 Publié dans Essais | Lien permanent | Commentaires (4)

Commentaires

Et moi qui délaisse le texte pour l'image...
Bonjour !
Vous fûtes un de mes premiers commentaires... du temps des lettres à E.T... que je retrouve en souhaitant une bientôt bonne année à mon blog (!!!) et... au vôtre !
Alors voilà voilà.
Meilleurs voeux !

Écrit par : Gene | 09 janvier 2007

traîtreuse... M'enfin... ça m'arrive aussi. Nous ne sommes pas infaillibles
Avez-vous lu La Littérature sans estomac de P. Jourde ?

Écrit par : Boulon | 21 février 2007

En mettant de l'ordre dans mes affaires, je me suis retrouvée, nez à nez à nouveau avec votre article.
Aujourd'hui, je me demande ce qu'il en reste dans ma mémoire.
Je me trompe peut être, mais je pense à l'attention, la patience et l'ennui...

Je tenais à vous dire que j'ai aimé les articles que j'ai lu dans votre blog. Continuez, s'il vous plaît?

Écrit par : hiver | 09 décembre 2007

Salut à tous ! Site très intéressant. J'espère que ça sera toujours vivant! yvreverbal.hautetfort.com Pour la première fois de publier un travail important sur ​​la guérison d'une maladie dégénérative du disque , et presque toutes les maladies de la colonne vertébrale avec un système intéressant Astreya .rnSi vous avez: des douleurs du dos ou ressentir une douleur dans le cou ou mal de dos ou douleurs au bas du dos , alors peut-être vous avez des douleurs au bas du dos et vous êtes intéressé par le sitetraitement de l'ostéochondrose lombaires
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Écrit par : ulcerielo | 20 novembre 2011

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