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17 juillet 2023

Inutile

 

Donnez-moi un pinceau : nul oiseau sur la toile. Donnez-moi une guitare : nul accord ne résonne. Donnez-moi un bateau : je pars à la dérive. Donnez-moi un marteau : je me tape sur les doigts.

Je dois l’avouer : les mots m’ont sauvé de la nullité.

Je serais bien incapable de construire ma maison. Même une cabane. Merci au maçon. Heureusement le boulanger fait mon pain, le paysan sème le grain et récolte la moisson. Merci au jardinier qui vient tailler mes haies et au plombier qui débouche mon évier.

Les mots m’ont sauvé de la nullité.

Je ne répare rien, je bricole si mal, je cuisine si peu. Suis-je donc à ce point paresseux ? Dois-je en rire, dois je en pleurer ?

Les mots m’ont sauvé de la nullité.

Je ne sais pas danser le tango. Je ne sais pas nager sous l’eau. Je ne suis pas du tout mécano. Heureusement il y a les mots.

Quand j’étais trop petit ils m’ont sauvé des grands. Dans ce monde de brutes qui n’était pas le mien ils furent  mes seules armes.
Quand enfin je fus grand j’attendais qu’ils me fassent des ailes de géant. J’ai cru pouvoir voler. Je me suis écrasé contre la réalité. J’ai compris que les mots n’empêchent pas la gravité. Même un poète, quand il tombe du ciel, a besoin d’un parachute.

Je les aime, je les hais. Je sais ce que je leur dois mais je sais aussi ce qu’ils m’ont coûté. 
Drôle d’amour, en vérité. Mille fois j’ai voulu les quitter. Mille fois je les ai retrouvés pour mieux les manier. Alors j’en ai fait mon métier. Que pouvais-je faire d’autre puisque sans eux je ne suis rien, ou bien si peu.

Les mots m’ont sauvé de la nullité, et peut-être garderont-ils la trace de mon bref passage sur cette planète où j’ai cultivé mon inutilité. Mais comment faire dans cette bouillie indéfinie d’une infinité de mots à tout moment proférés sur cette planète futile et bavarde ?

Il faudrait pour cela que je laisse quelques mots vraiment immortels !

Quels seront-ils ? Il suffirait par exemple d’un tout petit poème de rien du tout. Trois vers à peine. Ce serait bien. Un seul petit poème de 17 syllabes maximum. Juste une respiration. Tout petit, je vous dis ! Pourvu qu’il résonne encore dans les siècles à venir et qu’il porte un message à l’humanité de demain. Voire même à une civilisation venue d’ailleurs. Je me suis toujours rêvé en facteur cosmique. Mon lecteur idéal, c’est un extra-terrestre.

Ce poème infinitésimal, ridiculement microscopique au regard de toutes les productions humaines, resterait présent dans les mémoires, immortalisé par les générations à venir qui se le transmettraient comme un précieux talisman. Et sans attendre les extra-terrestres ! Ma lectrice idéale, c’est une terrienne…

Mes mots pourraient ainsi me sauver une deuxième fois de la nullité en m’évitant l’oubli du pauvre mortel !

Mais s'ils n'y parviennent pas est-ce vraiment si grave ?

Ces poèmes minuscules je les ai écrits quelquefois sur le sable, sur une plage au bord de la mer ou sur une dune au milieu d’un désert. Les vagues ou le vent  sont venues les effacer. Rien ne fut plus beau que cette écriture éphémère. De tous mes souvenirs il sont des plus indélébiles. Les mots ont disparu mais l’instant a été vécu, intensément, poétiquement.

Qu’importe si ce ne sont pas mes traces que l’on suivra demain. Nul besoin de gloire posthume. L’important est d’avoir marché. Vous pourrez toujours mettre vos pas dans les miens, même sans leur empreinte, si le cœur vous en dit. Mais vous serez sûrement occupés à tracer votre propre chemin, et c’est bien mieux ainsi.

Je n’ai pas prévu de tombeau pour mon corps trépassé. Je préfère le grand vent pour mes cendres dispersées. J’imagine tout de même un endroit, abrité de la pluie en automne et à l’ombre l’été, pour qu’on puisse s’y reposer, où les vagabonds de passage pourront lire ma noble épitaphe, cette belle formule que m’a soufflée Pablo le poète : « J’avoue que j’ai vécu ». Cela suffira à donner les clés d’une autre forme d’infinitude. C’est bien assez. Je serai passé. Nullement indifférent à la vie pleine et entière. Les mots m’auront accompagné. Pour eux, comme pour moi, l’éternité est inutile.

 

00:22 Publié dans Poèmes | Lien permanent | Commentaires (0)