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07 avril 2006

Les transparences de l'auréole

Les transparences de l'auréole

Filippo Lippi était moine. Et amoureux. Son aventure sentimentale avec la belle Lucrezia Buti constitue l'un des épisodes les plus romanesques de l'histoire de la peinture.
Rappelons les faits. C'est à Florence, au XVème siècle. Filippo est moine carme. Il aime Lucrezia, qui est religieuse. Bravant tous les interdits, Filippo enlève Lucrezia et sa sœur Spinetta du couvent où elles se trouvent. Les deux religieuses auraient alors, dit-on, été conduites dans la maison proche de la Porte San Giovanni, achetée en 1455 par l'artiste à l'Oeuvre de la Sainte Ceinture de Prato. Lucrezia donna à Lippi deux enfants : un garçon, Filippino, qui naquit vers 1457 et qui plus tard devint peintre lui aussi, et une fille, Alessandra, née selon toute probabilité en 1465.
L'histoire est belle. Elle conserve suffisamment de zones d'ombre pour alimenter la légende. En d'autres périodes de l'histoire de l'art, l'aventure de ce couple n'aurait été qu'une anecdote, plaisante et savoureuse. Mais dans ce siècle fondateur, le "Quattrocento", et dans cette ville creuset, Florence, l'aventure de Filippo et de Lucrezia a peut-être été à l'origine d'un basculement majeur.


Car imaginons la scène : Lucrezia sert de modèle à Filippo pour ses portraits de Vierge... Le peintre amoureux donne à ses madones les traits de la femme qu'il désire. On comprend alors pourquoi les Vierges de Lippi ont une douceur particulière sous leurs voiles vaporeux, pourquoi elles ont une grâce bien charnelle, et pourquoi leurs auréoles de plus en plus transparentes couronnent tout simplement la beauté d'une femme aimée et non plus la grave solemnité de la mère du Christ. L'hommage du peintre à son amante donne à peinture sacrée des accents très concrets. Sous les habits de la Vierge, la femme apparait.
Là où Fra Angelico continue à peindre des Vierges évanescentes, angéliques, d'une grande beauté austère, Lippi dessine des visages tendres, des nuques grâciles, des mains fines et caressantes (voir par exemple l'extraordinaire Vierge à l'Enfant et deux anges au musée des Offices).
Le changement fut d'abord imperceptible. Les contemporains n'y virent que du feu, le regard aveuglé par l'icône. Mais le mouvement était lancé, désormais irrésistible. En Flandres, Van Eyck avait élargi les perspectives sur le monde, traversant vallées verdoyantes et villes laborieuses jusqu'à une profondeur de champ infinie. En Toscane, Lippi offre la vision d'une image spirituelle désormais ancrée dans le réel d'un corps. Le tableau n'est plus une église, c'est une fenêtre ouverte sur un paradis de plus en plus terrestre. Nous sommes conviés à entrer dans l'œuvre. Et c'est une femme qui nous y invite.
Botticelli, élève de Lippi, n'aura plus qu'à poursuivre dans cette voie en prenant d'autres prétextes, en susbtituant la mythologie à la religion, en donnant à ses femmes peintes des formes divinement humaines.
Les peintres florentins éveillèrent ainsi la femme qui sommeillait dans la mère de l'enfant Dieu. Et parmi eux Lippi fut peut-être, sans le savoir, le plus radical. On peut donc s'amuser à penser que l'histoire du moine amoureux a fait de la femme un sujet profane.
La peinture y perdit sa virginité, mais l'art y gagna un acte de naissance. Aux ordres de commanditaires religieux ou de riches mécènes les peintres restaient des artisans. En redévoilant la femme, ils se sont émancipés, affirmant une liberté de regard et d'expression qui va constituer peu à peu leur statut d'artistes.

Ils n'ont cessé, depuis, de faire de la femme leur motif privilégié.
Entre le mythe et l'érotisme, de l'un à l'autre, la femme est devenue le vecteur récurrent de symboles en tous genres. La Vierge un peu oubliée, la femme resta la messagère de diverses valeurs, celles de l'amour venant bien sûr au premier rang. On fit d'elle une allégorie pratique, le plus souvent celle de la beauté.
Elle fut l'objet de sanctifications désormais plus charnelles, marquées du sceau du plaisir dans une civilisation européenne qui peu à peu, insensiblement, tournait le dos à la religion pour écouter davantage les philosophes. Et en même temps, paradoxe seulement apparent, on continuait s'il le fallait de diaboliser la féminité en ressassant l'histoire du serpent et de la pomme. Cela a permis à une société toujours machiste de maintenir la femme en esclavage tout en adorant ses figures peintes.

A chercher le sens de cette omniprésence du motif féminin, ne négligeons pas la part de fantasme, la part de désir sur le mode imaginaire, la quête sublimée d'un idéal. N'oublions pas que la peinture a longtemps été la seule source d'images dans le monde d'avant l'avènement planétaire des écrans électroniques et des magazines à grands tirages.
Mais ne parlons pas pour autant trop facilement de mystère féminin. Ce serait céder aux simplifications. A travers la femme, les artistes (des hommes ou des femmes) cherchent à pénétrer un peu le sens de l'existence. Mais on peut aussi le faire à travers un objet, un paysage, ou même un simple concept. Le mystère féminin c'est le mystère de l'humain. Si la femme porte, plus souvent que d'autres sujets, ce lourd et fascinant secret, c'est parce que nous croyons qu'il lui a été confié.
Rien n'a changé depuis les temps où l'on façonna de petites statuettes aux hanches et aux seins d'une érotique maternité.
Rien n'a changé et pourtant tout change à chaque fois. Car dès que l'artiste s'empare du corps féminin, il cherche, au mieux, à réinventer le monde par ce modèle privilégié. Quel que soit son médium, il se confronte à son tour aux mystères des origines. Origine de la vie et origine de l'art. Car la femme est finalement l'expression de cette double naissance. Matrice pour l'embryon, source pour la création. Créer, alors, c'est renaître.
Voilà pourquoi les artistes ont toujours donné à la femme les multiples visages de leur époque, de leurs amours ou de leurs peurs, de leurs espoirs ou de leurs angoisses. Voilà pourquoi ils perpétuent avec leur talent propre cette "recherche fondamentale", comme on le dirait aussi en science. Recherche qui ne se donne aucun but pratique mais qui parle aux hommes parce que cette quête du sens, qu'elle s'accomplisse dans l'action ou la contemplation, reste, au-delà de toutes les tempêtes qui agitent nos corps et nos esprits, la grande affaire qui nous rassemble.


Yves Gerbal

11:05 Publié dans Essais | Lien permanent | Commentaires (0)

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