Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07 avril 2006

Enseigner

ENSEIGNER, EN QUELQUES MOTS.
Dans un monde où le livre est si maltraité, où la culture devient l'apanage d'un petit nombre d'initiés au milieu d'un océan de barbarie, l'enseignement de la littérature peut sembler hors de saison. Pourtant, le "prof" garde la foi. Parce que son âme forgée par ses amis les écrivains et les poètes est celle d'un résistant. Parce que son âme méprisée par la société-spectacle est celle d'un révolté. Le prof voudrait ici simplement, en quelques mots, parler de ce qu'il est : un missionnaire et un combattant.


LIVRE. Au commencement était le livre. Et à la fin aussi, si tout s'est bien passé . C'est là notre première et ultime préoccupation. Que le livre reste, qu'il laisse des traces indélébiles, des souvenirs inoubliables, qu'il continue à accompagner la vie de l'homme après celle du lycéen. Et tout le reste est littérature...
SEDUCTION. Le professeur de français développe généralement une stratégie de séduction élaborée, qui s'affine au cours des années. Venez à moi les futurs lecteurs... Il y aurait long à dire sur les multiples facettes de cette approche du non-lecteur. Parce que bien entendu c'est à celui-ci qu'il faut faire des clins d'oeil. Tout est bon pour convertir le mécréant. Plus que jamais, ici, la personnalité de l'enseignant joue un rôle majeur. La noble cause de la littérature est un engagement total. Jeté en patûre à une bonne trentaine d'écervelés repus d'images et de musiques, le petit prof est prêt à tout pour dompter cette non-pensée sauvage.
THEATRE . Et le voilà qui lit à voix haute, en multipliant les effets oratoires, le voilà qui traverse la classe le livre à la main, emporté par l'élan d'un poème, le voilà qui regarde les élèves d'un oeil terrible, un oeil de possédé....
La dimension théâtrale est ici singulièrement renforcée puisque le sujet de cet enseignement est fiction, émotion, opinion ou ... théâtre.
DESESPOIR. Dans certains quartiers , enseigner la littérature est entreprise plus folle encore que la traversée du pacifique à la rame. Et si je plaisante je sais pourtant que cela est parfois dramatique pour celles et ceux à qui l'on confie une tâche si noble dans des conditions si ingrates. Je sais aussi, bien entendu, que cela est tragique pour les élèves qui resteront ainsi en marge de l'expérience primordiale du livre et du savoir.
Enseigner la littérature c'est d'abord "pouvoir" enseigner, et cela nécessite un seuil minimum de réceptivité qui est souvent loin d'être atteint. La littérature apparaît alors d'un tel anachronisme, d'une telle incongruité, que cela en serait touchant si parfois ce n'était la santé (mentale en particulier) du professeur qui était en jeu.
DIFFERENT. Honni et vilipendé serai-je par mes "collègues", tant pis je le dis : le professeur de français n'est pas comme les autres. Ne voyez là aucun sentiment de supériorité (quoique, en réfléchissant bien...). Tentons de justifier. Dans le cours de "français", et plus spécialement quand appert la littérature, la relation entre l'enseignant et son enseignement est très particulière. Parce qu'il s'agit d'un lien affectif, sentimental, qui renvoie à l'enfance, à sa propre histoire, qui renvoie directement à la vie. Ici, rien n'est neutre, rien n'est froid. La langue, la littérature, ne sont pas des "matières" comme les autres. Elles constituent l'être. Elles nous ont modelés. Et c'est ainsi que parfois nous sortons épuisés d'une explication de texte, comme si nous y avions laissé un peu de notre peau. Ce lien tripal que j'entretiens avec certains textes, je veux à toutes forces qu'il s'établisse aussi pour les élèves. Il faut pour cela une sacrée dose d'énergie quotidienne. Tâche épuisante, mais ô combien gratifiante quand l'élève frétille d'aise, surpris et charmé.
INDIFFERENT. Il y a donc dans l'enseignement de la littérature quelque chose de fondamental, d'essentiel, qui en fait toute la beauté. Revers de la médaille : cela ne supporte pas la médiocrité.
De l'enseignant à l'enseigné il faudrait complicité, joies partagées, dialogues contadictoires, là où, souvent, on ne trouve que la morne indifférence ou l'agressivité brutale d'adolescents dont l'esprit est déjà en jachère avant même d'avoir été cultivé. Comment supporter l'oeil éteint, la mine avachie, du lycéen écoutant un récit qui nous bouleverse et le laisse strictement indifférent ? Nous manquons alors de tolérance, il est vrai, mais où est la frontière de l'admissible dans la vacuité intellectuelle ?
SOCIETE. La société occidentale civilisée avancée refile au professeur tous ses ratages. Eclatements des familles, tintamarre médiatique, excitation sociale, a-culturation généralisée, tout rejaillit dans "l'espace classe". Et dans ce maelström à l'odeur de soufre que constitue un groupe d'éléves, le professeur de littérature vient immiscer sa parole mesurée et nuancée, son regard attentif et son jugement motivé. Quelques instants de douceur dans ce monde de brutes...
PEDAGOGIE
Puis-je le dire puisque l'on m'en donne l'occasion : j'ai horreur de ce que l'on appelle communément la pédogogie, et que l'on tente de faire passer pour une science. L'enseignement, comme l'éducation, est un bricolage permanent, une succession d'expériences, une cuisine personnelle en fonction de nos aptitudes propres, de nos personnalités. Multiplier les combines, les trucs, c'est notre lot quotidien. Comme le doute et la remise en cause.
Et les brillants pédagogues professionnels (ils sont nombreux) me lassent toujours de leur verbiage oiseux. Morceaux choisis : passation, évaluation, remédiation.
Pédagogie est pourtant un joli mot : étymologiquement il signifie "le voyage des enfants". Tout est dit. Il suffit de les accompagner, de leur montrer des chemins, de s'arrêter à des carrefours, et de leur donner les moyens de voyager seul. A chacun de prévoir pour cela itinéraire et bagages.
PENNAC . Celui-là a eu le bon goût et la bonne idée d'écrire un petit livre qui eut beaucoup de succés. Enseignant et écrivain, il livre ses recettes, et accorde notamment au lecteur dix droits fondamentaux (dont celui de ne pas lire...). Ce que Daniel Pennac a rassemblé dans ce court essai (Comme un roman) n'a rien d'original ni de révolutionnaire. Mais il a eu le mérite de l'exprimer sous une forme simple. C'est bien pratique : je peux passer le Pennac à des collègues, ça évite quelques discussions longuettes sur nos pratiques respectives. Merci Gallimard ( à mettre, dans la bibliothèque, à côté de l'extraordinaire Je suis comme une truie qui doute de Claude Duneton et du délicieux Le plaisir du texte de Roland Barthes!).
Il y en un autre qui nous a bien rendu service, c'est Keating dans Le cercle des poètes disparus. Enfin, les profs ont leur héros !
FRISSON
Nous vivons parfois d'incroyables moments, de ceux qui nous donnent espoir, qui relèvent la vocation fléchissante, la foi vacillante. C'est cette classe soudain plongée dans un silence lourd de tous les coeurs qui battent après la lecture d'un poème de Rimbaud. C'est Racine ou Hugo qui sans prévenir mettent en transes une bonne trentaine d'élèves. C'est un texte romantique qui émeut aux larmes. C'est Céline qui secoue le jeune conformiste , Camus qui enfin défie le désespoir de l'adolescence. C'est cet élève qui réclame d'autres titres de livre. C'est celui qui nous dit, des années après :
" Grâce à vous j'aime les livres".
Oui oui, ça existe, je vous le jure. Et c'est pour ça que ce curieux métier est une chance formidable quand il nous est donné de l'exercer dans des conditions normales. Sentir parfois que nous tenons entre nos mains l'esprit agité et le coeur palpitant d'un nouvel émule. Terrifiant, aussi, ce pouvoir. Peur de bouleverser, de troubler. Sentir parfois la force de cette explosion que nous offre le texte, et craindre d'allumer la mèche.
C'était la séquence frisson.
CONCLUSION. Puisqu'il participe de la jouissance d'un savoir et de sa transmission, l'acte de professer est un acte d'amour. Roland Barthes disait : "Un peu de savoir, beaucoup de saveur". Le livre est au professeur goupillon et épée. Souhaitons-lui de n'avoir pas trop... de crises de foi.


YVES GERBAL, professeur de lettres, 1995

10:51 Publié dans Essais | Lien permanent | Commentaires (1)

Commentaires

"Keating, le professeur du cercle des poètes disparus". Je me souviens avoir vu deux fois le film. La seconde, il m'a semblé avoir plus d'impact sur moi. Entre temps, je commençais à découvrir la poésie.
Je ne suis pas littéraire, et j'ai toujours été un cancre en cours de français. Je me souviens encore à quel point certains poèmes pouvaient m'ennuyer.
Aujourd'hui, je me promène souvent avec un de ces livres qui ne servent "à rien".

Écrit par : hiver | 09 décembre 2007

Les commentaires sont fermés.