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07 avril 2006

Danger de mort

DANGER DE MORT

Il n'est plus temps de voiler la réalité. Il serait aujourd'hui ridicule, vain et dangereux de ne pas dire les choses crûment : le livre est en danger, en danger de mort.
Je parle du livre dans ses genres nobles : roman, poésie, théâtre, essai. Je dis et je soutiens que si rien ne change un processus inéluctable de "délecturation" géréralisée est engagée.
Sur quoi fonder pareille mise en garde?


Sur une impression : je suis de moins en moins entouré de lecteurs. Il m'est difficile de "parler" de livres faute de rencontrer celui avec qui partager mon enthousiasme. Et Diogène le Cynique, sa lanterne à la main, pourrait dire aujourd'hui : "Je cherche un lecteur".
Sur des chiffres : en 1973, 39 % des lecteurs de 15-19 ans lisaient au moins 25 livres par an. En 1988, ils ne sont plus que 23 %.
Sur quelques constats : il y a 15 ans un professeur pouvait encore demander à ses élèves de première de lire Crimes et Châtiments : qui oserait encore aujourd'hui ? A Noël on offre à l'enfant plus de K7 que de livres.
Pourquoi s'acharne-t-on à vouloir minimiser la part de la télé et de toutes les formes d'écrans dans cette évolution du lectorat ? Pourquoi paraît-on ridicule et affreusement vieux jeu chaque fois que l'on rappelle cette évidence ? Il ne s'agit pas de faire le procès de l'image, des communications visuelles, mais simplement d'avouer qu'elles détournent les lecteurs d'antan vers d'autres spectacles. L'image, omniprésente, est d'une formidable richesse, d'une irrésistible facilité de transmission, d'un pouvoir de séduction inouï. Au lieu de s'ajouter à la lecture, elle s'y substitue. Et on commence à analyser les modifications sur le cerveau des jeunes mutants d'une appréhension du monde exclusivement fondée sur la représentation: "Dans la vie pratique, que dire de la situation de l'enfant américain devant la télévision allumée sept heures qui, en même temps, téléphone cinq heures par jour et pianote sur son ordinateur durant de bons moments ?" se demande Lucien Sfez dans Critique de la communication (88).
Aujourd'hui l'adolescent urbain écoute beaucoup de musique (il en a acquis les moyens : walkman, , distribution et pubs massives...), va au cinéma (mais cependant40% de spectateurs en moins en 10 ans), et feuillette quelques magazines spécialisés. Le pré-adolescent, lui, s'abasourdit devant les consoles vidéos. Ce tableau n'apparaîtra simpliste et sans nuance qu'à ceux qui, dans leurs bureaux , parlent de culture entre gens bien éduqués, et ont perdu depuis longtemps le contact avec la réalité populaire.
C'était pareil dans les siècles précédents ? Voire... Le livre était moins diffusé, certes, mais n'avait pas, en matière de propagation du savoir, de véritable concurrent. C'est bien entendu très loin d'être le cas aujourd'hui. Le genre romanesque est attaqué par la vidéo, la poésie se réfugie dans les chansons, documentaires et débats TV remplacent la lecture des essais.
Il faut enfin considérer le livre pour ce qu'il est : un objet en voie de disparition. La quantité de livres proposée est trompeuse, peu trouvent leurs lecteurs. Les tirages, derrière les quelques écrivains vedettes, sont dérisoires. Les éditeurs vivotent, cherchent désespérément ce lecteur absent, ou se reconvertissent.
Il serait temps de se demander si le livre, sous sa forme traditionnelle, n'est pas un média condamné. Si nous ne vivons pas une mutation culturelle totale dans laquelle le livre restera en rade, reliquat de cinq siècles d'imprimerie. Observez les intérieurs modernes : la vidéothèque a remplacé la bibliothèque.

A qui la faute ? Que faire ? Deux questions, bien entendu, qui prennent toute leur importance dans cet état d'urgence.
Trop de livres, et trop chers, certainement. Une frénésie éditoriale qui remplit les rayons, submerge l'apprenti-lecteur, et étouffe le bon livre. Trop de loisirs, trop de "divertissements" qui détournent le lecteur précoce de la source vive du livre. Trop d'empressement, partout, tout le temps, qui empêche d'ouvrir le livre et de s'y abandonner.
Le débat est ouvert, mais il faut faire vite. Ou bien se résigner, nous les lecteurs, à devenir marginaux dans une société où les nouvelles références sont télévisuelles. Admire-t-on encore, aujourd'hui, l'écrivain, le philosophe, le poète ? Si le savoir était naguère fondé sur le livre, ce serait un curieux retournement de voir les derniers prosélytes de la littérature être traîtés en parias. Nous revoici dans l'inévitable scénario de Fahrenheit 451... Et si c'était vrai ?

J'enrage de voir la médiocrité et la médiacratie tançer avec mépris l'objet de notre amour. Et c'est pour cela que nous nous battrons.
Oui, il faut, puisque le danger est réel, entrer en résistance. Militant du livre pour être libre, du livre pour mieux vivre. Trouver peut-être de nouvelles formes de diffusion, répondre à de nouveaux besoins, mais cela sans abdiquer notre vibrante volonté de voir reconnus et aimés les oeuvres véritables, en exigeant la reconnaissance de la qualité, en refusant d'être esclave de "l'entertainment" universalisé comme nouvelle forme de dictature. en contribuant activement à cette prise de conscience, et à travers notre fureur de lire en utilisant au coeur de ce combat l'arme la plus efficace, la volonté inflexible de partager ce formidable cadeau : le livre.

Yves Gerbal, 1995

10:50 Publié dans Essais | Lien permanent | Commentaires (0)

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