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07 avril 2006

L'écartelé

“Mon âme a plus de feu que vous n’avez de cendre” (Hugo).


J’ai tourné et retourné cent fois les mots dans ma bouche, et cela n’a pas suffi à m’assurer de leur justesse. J’ai passé des jours et des jours à chercher les clés et les formules, et pour autant je ne sais toujours pas vers quoi je m’avance. Qu’ai-je trouvé, alors ? De nouveaux écartèlements.


Par exemple celui-ci : cette obsession de vouloir faire de ma vie une petite boule dense (je ne sais pas pourquoi cette image me poursuit) et la sensation que cette même vie est nécessairement fragmentée, éclatée — je me demande au fond si notre vieux rêve d’unité ne plonge pas encore plus loin que ce que je pouvais imaginer, car c’est un peu comme si nous recherchions la matrice originelle, celle-là même d’avant le big bang, d’avant cette explosion qui a initié cet univers bordélique dans lequel aujourd’hui nous errons entre l’atome et la galaxie —.
Ou encore celui-ci : vouloir tout et n’avoir que le presque rien, autrement dit le désir d’être dieu et pouvoir seulement se souvenir des cieux.
Et ceux-là : la quête de l’action et la timidité du geste, “la pesanteur de la grâce” et “l’insoutenable légèreté de l’être” , le rêve de l’amour et le désir qui danse, la Bible et le bordel, le saint et le terroriste, le nectar et le fiel, la vie ardente et sa fin toujours imminente...
En métaphores chuchotées ou en réalités bien sonnantes, les grands écarts succèdent aux grands écarts.
Par exemple celui-là, aussi, qui durant ces jours me tiraillait un peu plus que les autres : être dans la vie, au plus profond de ses cavernes, et marcher vers l’art et ses ombres sur les parois...

*

De ce voyage au-delà de mon miroir j’avais donc appris l’écart. Mais rien n’était joué : pouvait-on vivre écartelé ?
Peut-être fallait-il choisir. Refuser d’être tendu au-dessus d’un ravin, ne pas toujours sauter d’un bord à l’autre du volcan. Ou bien fallait-il se divertir ? Tout y incitait, alors. Pour ceux qui pouvaient échapper à la lutte pour la survie, les drogues étaient nombreuses. L’opium télévisuel était en vente libre, l’alcool des loisirs et des modes coulait à flot. Je refusais à tout prix de faire de ces leurres mon unique secours. C’était ma manière de me révolter.
Je refusais, par-dessus tout, de passer le temps. Je me répétais comme un leit-motiv : la vie est trop courte pour accepter que l’on me détourne d’elle. Et si je ne pouvais pas prétendre savoir ce que la vie était vraiment — puisque c’était là l’objet incessant de ma quête et la cause de mes écarts multiples — je prétendais au moins savoir ce qu’elle n’était pas, et par exemple cette vie par procuration que proposait à satiété les écrans envahissants, ou la vie édulcorée et trompeuse de la consommation à outrance, ou encore quelque vie virtuelle manquant singulièrement de corps... Si je prenais en horreur le divertissement érigé en mode de vie c’est parce qu’il me semblait, précisément, n’avoir pour fonction que nous écarter de l’essentiel que je résumais alors en quatre mots : jouir, comprendre, lutter, aimer.
J’en étais là, sachant ce que je refusais, tâchant de m’y tenir mais acceptant là aussi les écarts entre force et faiblesse, me laissant séduire quelquefois, allant vers la facilité, l’insignifiant, le superficiel, comme un plongeur en apnée reprend parfois sa respiration. Mais c’était bien cela que je voulais : m’immerger dans la vie.
Il fallut quelques nuits, encore, entouré de livres et de souvenirs, et de multiples jours où alternaient avance rapide et arrêts sur image, des rencontres, des croisements, des bribes de vie brute, son contact chaud, parfois jusqu’à la brûlure, et d’autres œuvres — diverses, bigarrées, hétérogènes — pour que cela s’éclaire un peu. Car de ces nouveaux voyages je rapportais un souvenir en forme d’intuition : l’art ne m’écarte pas de la vie, il m’y ramène sans
cesse .
Voilà pourquoi je continuais à le fréquenter quand bien même je le jugeais parfois peu fréquentable : parce qu’il était un envers de la vie, son image renversée, son écho clair ou confus.

*

Et voilà pourquoi, je crois, j’essaie de mettre mes mots au service de ceux qui, comme moi et comme nous écartelés, tentent de rattacher un peu les morceaux épars de leur histoire, de rattraper leur enfance, de conjurer parfois le sort du monde en le recréant, de partager avec nous leurs face à face avec eux-mêmes, avec les autres, avec le monde, avec le sexe, avec la mort, mais aussi leurs cris de joie, leur folie de vivre, ou leur sagesse conquise.
Réflexions, émotions, sensations, l’art est une ponctuation quand la vie est une phrase : interrogations, exclamations, suspensions... L’œuvre est un mur ou un miroir. L’artiste est Echo ou Narcisse.
Voilà pourquoi je me suis établi à mi-chemin entre l’artiste et l’homme, gardant la latitude de cligner de l’œil à l’un ou à l’autre. Il y a là, peut-être, un peu de culot. Mais je refuse toujours de choisir entre l’endroit et l’envers. Cette position médiane m’autorise certaines libertés : je vois les gestes des uns et les gesticulations des autres, je vois les uns s’appesantir sur la vie et les autres la fuir (et ce ne sont, bien sûr, pas toujours les mêmes).
Que puis-je faire ainsi posté, observateur attentif mais parfois myope ? J’essaie de relier, voilà tout. Car au fond, je le sens bien aujourd’hui, j’ai toujours préféré les ponts aux barricades. Voilà pourquoi j’écris sur l’art, ou à côté.
Et quand je parle, quand je propose un regard, il ne s’agit pas d’être aimable, mais d’être sincère. Je ne cherche pas à être poli, j’essaie de rester libre de jugement et de langage. Et si je me suis cru parfois — mirages de la vanité — un guetteur omniscient, je tâche, pour l’essentiel, d’être avant tout un médiateur.
Je reste placé à mi-distance, donc, et il a fallu attendre qu’un jour je tende un peu plus un bras vers un bord et un bras vers l’autre pour me rendre compte que j’étais là encore... écartelé.
Cette situation parfois inconfortable peut du moins justifier que mes mots aient l’audace de venir se mêler à la fois aux rituels sacrés des artistes et aux jeux profanes de ceux qui, éventuellement, les observent. L’audace nécessaire, également, pour rappeler aussi souvent que nécessaire que je laisse à d’autres le beau souci artistique quand il me semble que l’œuvre se situe hors-la-vie (soit préoccupations purement formelles, soit spéculations strictement intellectuelles). L’audace, enfin, de dire que je ne vénère rien ni personne. Les artistes ne valent pas mieux que les autres. Mais comme le dit un proverbe arabe, si la perfection n’est pas chez les hommes elle est parfois dans leurs intentions...


*

J’ai donc essayé, durant de longs jours et de longues nuits, de fouiller le plus loin possible pour saisir ce noyau dur, cet atome primordial qui expliquerait cet étrange attachement à de si étranges attitudes que celles des artistes.
Qu’ai-je trouvé ? Une ferveur, une exaltation égotiste. Cherchant l’art — "cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge "(Baudelaire) — j’ai retrouvé la vie, encore, et j’ai compris que j’aime l’art avec entêtement parce que mon amour de la vie est têtu.
Alors, je peux désormais tolérer les grands écarts. Je peux accepter ces fragiles équilibres, sachant que je manquerai probablement parfois de souplesse, et que mes muscles faibliront. Tomber ? Un jour prochain, bien sûr. Mais le temps de l’équilibre aura suffi à défier la chute.
(Et cela encore : ne trahirai-je pas demain ce que j’aime aujourd’hui ? Nul ne le sait. Il n’y a de vérité que pour ici et maintenant. Cela aussi c’est être écartelé. Mais pour jauger l’amour on peut risquer cette hypothèse : ce n’est pas ce vers quoi on va, mais ce vers quoi on revient ).

*

L’art ne nous sauve de rien. Ni de la détresse, ni de la solitude, ni de la misère, ni de la barbarie. Il n’y a plus de sauveurs. Les artistes furent demi-dieux, magiciens, sorciers, artisans, visionnaires. Serviles ou résistants. Le XXème siècle, époque de toutes les ruptures et de toutes les confusions, a rendu l’art aux hommes. Aux hommes plus nus que jamais. Qu’en feront-ils ?
” La mission de l’artiste — éveiller la conscience de la vie et la maintenir vigilante — n’est pas en définitive une mission politique, mais plutôt religieuse ”. (T. Mann).
Si jamais nous ne fûmes moins sûrs que la beauté puisse sauver le monde, au moins pouvons-nous croire entre deux grands écarts que l’art nous aide à résister contre ce qui nous mutile ou nous uniformise. S'il n'est plus l'un de ces beaux combats, dérisoires et essentiels, qui font la vie plus dense, alors nous l'abandonnerons à son tour.
Aujourd'hui j’aime l’art comme j’aime la vie : pour veiller, labourer, colporter. Sans savoir tout à fait ce que veut dire aimer, mais en y pressentant la seule issue possible pour lutter contre l’absurde — et me voici encore écartelé, entre les mots et la réalité — .

10:40 Publié dans Essais | Lien permanent | Commentaires (2)

Commentaires

Voici un texte bien dense qui ne surprend guère quand l'on connaît l'auteur, le fameux Verbal. Ecartelé même puisque répété par erreur ou par conviction, mais qu'importe. Si ces quelques vérités d'airain pouvaient sonné le glas des contrefacteurs le monde en serait-il meilleur ? Non, ta lucidité te l'a enseigné. Mais dans sa grande sensibilité, ton étoile t'a donné une voix. Cette voix que tu fais tinter et t'oblige au grand écart (prends garde tou de même au claquage). Ni velléitaire, ni naïf finalement…
La Calliope édentée

Écrit par : La Calliope édentée (ex-Lige) | 12 avril 2006

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Écrit par : La Calliope édentée (ex-Lige) | 12 avril 2006

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